La naissance de l’agent littéraire (2/3)

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Le rôle de l’agent dans le rayonnement international d’une œuvre

Si l’on parle de l’espace français -c’est bien de celui-ci dont il est principalement question- des agences vont jouer ce rôle de passerelles de la France vers l’international, et de l’international vers Paris. La “République mondiale des lettres” l’aurait-elle été sans l’agence Bradley établie à Paris en 1923 par exemple ? Le travail de la Bradley donne le vertige littéraire : Henry Miller, Fitzgerald, Hemingway, Faulkner, Dos Passos, Richard Wright, James Baldwin, etc. traduits vers le français. Pour les passerelles vers la traduction anglaise, puis internationale : Kessel, Céline, Cendrars, Colette, Gide, Mauriac, Giono, Malraux, Saint-Exupéry, de Beauvoir, Sartre, Camus, etc. Derrière les trajectoires légendaires des géants, il y a aussi de discrets responsables des droits et des agents littéraires qui ont su travailler en bonne intelligence. L’histoire s’écrit parfois en marge des discours qui l’illustrent.

Présence africaine : imposer de nouvelles voix dans le paysage éditorial

Il y a cela dit de grands absents dans cette liste, eux dont la légitimité littéraire avait été esquissée par la Harlem Renaissance dès les années 1920 sous l’impulsion des grands rassembleurs Alain Locke et Nancy Cunard, vont trouver un lien et une passerelle entre 1947 et 1956 : Baldwin, Wright, Camus et Sartre font partie de cette contre-histoire littéraire issue de ces « marges » jusqu’alors colonisées et largement minorées. Car, pour le moment, l’espace colonial n’est toujours pas ou si peu assimilé par l’espace littéraire international. Il faut ainsi attendre 1947 et la création d’une certaine revue suivie de sa maison d’édition, puis d’une librairie « Présence Africaine » pour que quelque chose d’autre se passe et que d’autres voix s’imposent au niveau international : « une tribune, un mouvement, un réseau », pour citer Sarah Frioux-Salgas.

L’après-guerre, la liberté syndicale, l’anti-impérialisme et la décolonisation progressive -bien souvent négociée sous conditions étroites voire brutales- est un passage qui, symboliquement, rend l’essor de cette Présence Africaine et le symbole de son congrès de 1956 à la Sorbonne (illustré par Picasso) aussi fort et singulièrement mythologique. Baldwin, Sartre, Wright et Camus sont des soutiens de cette aventure, et des cautions importantes.

Car des cautions, il en faut dans un monde incertain et très inégalitaire. L’espace éditorial français de l’après-guerre est en friche, la collaboration a laissé des saignées et des piliers comme Jacques Schiffrin se sont exilés pour échapper à la déportation durant la guerre, sans retrouver ensuite leur place. L’édition souffre aussi des pénuries de papier et de matières premières. Tout est donc à reconstruire pour raviver une industrie moribonde : nouvelles collections, installation du livre de poche dans le paysage, nouvelles géographies littéraires, etc.

La décolonisation représente aussi bien un moment clef d’appropriation de l’espace littéraire et de l’avènement d’une « Présence Africaine », que de l’apparition de nouveaux noms dans les catalogues français pour des motifs parfois éclairés, d’autre fois plus orientés, politiquement ou économiquement. Il s’agit aussi cyniquement pour certains d’occuper les friches, la nature a horreur du vide.

Parmi les éditeurs pionniers, pensons toutefois aux éditions du Seuil, à Kateb Yacine, et à Mohamed Dib, et quelques années plus tard à Yambo Ouologuem (et ses mésaventures) ou à Ahmadou Kourouma (et ses détours québécois avant de revenir à Paris) qui imposent de nouvelles géographies et participent à rompre ce pacte sacro-saint d’une littérature française de nationalité avant tout française.

De la décolonisation, l’on passe aux indépendances et à la guerre froide. Enjeux de soft power, enjeux politiques et économiques, et enjeux de traduction(s). Le marché du livre est un espace polarisé autour de centres du Nord. L’ex-espace colonial est un lieu « à développer » et cette « Révolution par le livre » promue par l’Unesco et Robert Escarpit fait davantage la place à l’alphabétisation et à la scolarisation à travers une production de manuels scolaires tributaire des capacités du Nord et une industrie locale du livre naissante. Il n’est alors pas forcément question de considérer avec acuité l’immense essor littéraire à l’œuvre dans de multiples pays.

Le marché international et l’industrie du livre en Afrique

Au niveau structurel encore, les presses coloniales et missionnaires donnent lieu à un transfert de compétences dans de nombreux pays, du Cameroun à la Tanzanie, en passant par le Kenya, le Nigéria ou la République Démocratique du Congo. Entre les années 1950 et les années 1980, les éditions Clé, l’East African Educational Publishers, le Mbari Club, Transafrica Publishers, les Nouvelles Editions Africaines, l’Essor du Congo et bien d’autres participent aux fondations d’une nouvelle histoire et d’une réelle transition structurelle, parallèlement à Présence Africaine qui représente bien le premier forum international au Nord.

L’espace éditorial du Nord prolonge son évolution, les Area Studies, les programmes d’invitation soviétiques, le travail discret de la fondation Fairfield en Afrique, le Lotus Prize pour les écrivains afro-asiatiques décerné pendant deux décennies à Tashkent, les African Writers Series des éditions Heinemann qui se sont nourries du travail du Mbari Club et de la revue Black Orpheus, ouvrent plus largement le champ littéraire et la traduction internationale aux auteurs des anciens pays colonisés, désormais non-alignés. La littérature et l’édition deviennent des enjeux de développement ou bien « d’amitiés » bilatérales. La conférence des écrivains africains de Kampala en 1962 est un de ces moments clefs, soutenue aussi bien intellectuellement que politiquement. Même chose côté Est, avec la conférence de Tashkent tenue dès 1958.

Côté français, l’œuvre de l’Association pour la promotion de la pensée française (plus facile à mentionner sous l’acronyme ADPF) et de sa revue Notre Librairie lancée à la fin des années 1960 impose une nouvelle focale, plus ou moins en marge de ces grands mouvements, qui évoluera vers une ouverture (parfois discutable), et surtout vers l’essor de ces catégories de « littérature en français » qui deviendront des littératures étrangères pour ne pas être, peut-être, assez « françaises ». C’est aussi et surtout un moyen pour la France de bâtir des relations bilatérales avec les anciens pays colonisés en alimentant les bibliothèques des Centres Culturels Français d’ouvrages correspondant a priori mieux aux lectorats des pays émergents.

L’édition du continent africain ne trouve que peu de place dans l’espace littéraire français et francophone du Nord dans ces premières décennies de l’époque désormais postcoloniale. Le vaste congrès de 1973 organisé à Ife Ife au Nigéria qui a pour thème le développement de l’édition africaine est accompagné du développement de travaux de documentation aussi extraordinaires que ceux de Hans Zell et son unique African Book Publishing Record et impose une présence internationale à l’édition africaine. Mais l’espace littéraire français et l’espace éditorial africain francophone sont singulièrement absents de ce mouvement, chose surprenante si l’on songe que la première traduction de Soyinka vers le français n’est alors pas à Paris mais bien à Yaoundé, aux éditions Clé : Le lion et la perle (1973).

La Foire du livre de Francfort participe sous la houlette de son tout jeune directeur Peter Weidhaas, et de consultants expérimentés tels que Saïd Mzee, Hans Zell ou Julian Behrstock, à un travail de fond dans de nombreux pays d’Afrique anglophone entre les années 1960 et les années 1980. Le moment pinacle est ce programme de 1980 dédié aux littératures africaines, avec l’inauguration internationale du Prix Noma pour l’édition en Afrique (déjà lancé l’année précédente au Nigéria). Le prix qui sera organisé jusqu’en 2009 est financé par la fondation Noma issue du groupe d’édition japonais Kodansha. Sa première édition couronne donc à Francfort la Sénégélaise Mariama Bâ et son roman Une si Longue Lettre publié par les Nouvelles Editions Africaines, soutenues par Senghor. Son ouvrage est traduit en 8 langues presque immédiatement. Si Mariama Bâ n’a probablement pas eu le temps d’ouvrir la voie à de nombreux auteurs d’Afrique francophone vers le marché international, le Prix Noma et cette attention croissante de la Foire de Francfort autour de l’ouverture vers l’édition et les littératures mondiales -notamment africaines- ont marqué un moment clef pour l’édition et les droits des œuvres d’auteurs africains, tout particulièrement anglophones et arabophones (et quelque peu en langues africaines, surtout en Swahili).

Le Crepla : une initiative prometteuse et ses désillusions

Souvenons-nous aussi : un projet multilatéral s’est à cette époque démarqué avec l’inauguration du Centre Régional d’Edition et de Publication du Livre Africain (CREPLA) en 1977 à Yaoundé, avec l’appui technique de l’Unesco. Le CREPLA rassemble plus d’une dizaine de pays africains de différentes régions linguistiques en ayant pour but de constituer un lieu de formation, d’échanges professionnels (de droits notamment), de coopérations (de coéditions) et de promotion. Las, le projet disparaitra progressivement des écrans radar après la fin du mandat de l’Unesco, laquelle prend elle-même ses distances avec les institutions dites « de Bretton Woods » au début des années 1980, dans un contexte d’ajustement structurel qui ne correspond plus au schéma d’une assistance technique multilatérale, mais bien plus à une planification extérieure qui fait la part belle à l’édition scolaire et à l’assistance technique dans ce sens.

C’est bien dommage, car faute d’un CREPLA situé dans un Cameroun multilingue et qui aurait pu devenir un foyer d’échanges éditoriaux africains et internationaux, l’espace francophone, pour revenir à ce dernier, est en effet resté assez centralisé et relativement autosuffisant -pour le meilleur souvent et parfois pour le pire- avec l’essor de son institution linguistique et d’innombrables manifestations littéraires francophones organisées dans les années 1980-1990. Ces évènements finalement très peu internationaux consacrent une littérature en français en l’absence significative d’une diversité éditoriale et d’acteurs du livre d’autres régions linguistiques. Une autre remarque qui avait été émise par l’illustre Albert Gérard dès 1992, concerne cette séparation entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne. Quelles qu’en soient les raisons (multiples et souvent ambiguës), la catégorisation qui en est issue a une influence, tout spécialement économique, jusqu’à aujourd’hui. Ces catégories de pensées et autres « frontières racialisées », pour reprendre l’expression de Sarah Burnautzki, deviennent en effet concrètes lorsque l’industrie du livre les avalise par ses classements, sélections intellectuelles et récompenses géographiques.

Les éditions Présence Africaine, tout comme les éditeurs français qui publient des littératures africaines à cette époque, évoluent donc dans un monde de vagues, avec leurs hauts et leurs bas, et vont connaitre sans cesse de nouveaux souffles et dynamiques lorsque leur engagement ou leur positionnement leur donne accès au marché international, ou que le contexte institutionnel leur offre des opportunités. Les décennies 1980 et 1990 voient le champ littéraire s’étendre avec de nouvelles perspectives de forums linguistiques, de programmes universitaires, et des services de droits étrangers y affinent leur travail, favorisant de nouvelles traductions des œuvres…

Raphaël Thierry


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Cet article est publié en partenariat avec Africultures (www.africultures.com)

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